Galerie Isabelle Gounod, Paris
22 octobre - 7 décembre 2015
Au premier contact, les dessins de Lenny Rébéré posent un paysage ambigu et flottant qui nécessite un travail de décodage et mobilise toute notre attention. L'image lutte, se débat contre notre volonté de l'appréhender dans sa totalité, de la décrire, de la comprendre. Elle lutte contre notre regard, l'éprouve et lui impose son propre mouvement, ses indistinctions et ses respirations. C'est à peine si elle lui offre l'occasion de se reposer sur un détail en particuliers, tant il y en a d'entremêlés.
"Des séries d'images défilent sur mon écran" : s'emparer du monde par zapping sans parvenir à donner une quelconque valeur à ce qui passe sous nos yeux. L'artiste, ici, se pose en spectateur, en percepteur même, prélevant dans le flux d’internet des bribes de vies, photographies d'événements, publicités... de ces images numériques rendues publiques et disponibles pour tous qui ne permettent plus d'autre alternative que de ressentir l'intimité d'êtres anonymes, que l'artiste mêle à la sienne, à son histoire, à ses images (photographies de vacances, d'amis, de lieux et de paysages visités). Évocatrice d'un monde chaotique et saturé où l'on ne discerne plus le singulier à force de trop voir, où l'intime et le collectif se retrouvent liés, la pratique de Lenny Rébéré débute ainsi par l'accumulation.
Puis vient le temps de la recomposition, quand la main remplace l’œil et mobilise la mémoire. Les images sont alors déposées sur le papier ou sur la toile. Le processus est long, la technique précise : par le geste continu du dessin, Lenny Rébéré replace l'action et la volonté au coeur de la création. Ces images recouvrent alors peu à peu la physicalité dont leur nature numérique, bien éloignée de celle physico-chimique des premières photographies, les avait privées. Pour ces images orphelines, multiples et dépourvues de corps, c'est le temps de la synthèse et de la réincarnation.
Fragiles, vibrantes, transparentes comme des calques, elles ne parviennent cependant pas totalement à se fixer, mais demeurent plutôt dans un entre-deux singulier et déroutant où tout semble à la fois proche et lointain. Les plans se confondent, la composition renonce presque à toute saillie ; ne reste à la fin que l'image fantomatique d'un paysage fuyant que viennent habiter des figures indistinctes ou des corps suspendus et comme enfermés dans le cadre d'un support vide. Les choses, les lieux, les époques se confondent, s'enchevêtrent, se superposent et se contaminent pour composer une troisième image hybride, qui tient tout autant de la fiction que de la réalité. Une image-synthèse agissant à la manière d'un rêve, par rémanences, par fondus, par impressions successives.
Ici le réel se mêle au possible et compose un écran vivant sur lequel peuvent venir s'inscrire nos phantasmes dont le surgissement est d’autant plus saisissant qu'il nous entraîne des deux côtés du miroir. Oscillant entre la volonté d'émerger et la tentation de se replier sur elle-même, l'image devenue phénomène concilie dès lors la catégorie esthétique du visuel (l'image) et la catégorie ontologique de l'événement (le moment de la perception) : l'action n'est plus seulement décrite dans, mais produite par l'image, tout à la fois objet et sujet de notre regard, capable désormais de "rendre visible l'activité organisatrice du percevoir"1
Thibault Bissirier, octobre 2015
[1] Attribué à Paul Cézanne.
Lenny Rébéré, "Night Club", 2015, crayon et fusain sur papier, 80 x 117 cm
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