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Thibault Bissirier

Jacqueline Dauriac | Le plaisir sans remords

Galerie Isabelle Gounod, Paris

1er - 26 septembre 2018



Il peut être difficile d’appréhender le travail de Jacqueline Dauriac, tant sa subtilité n’a d’égal que le soin avec lequel l’artiste néantise la matière au profit de la seule lumière, de la couleur pure et diffuse, de la sensation enfin d’être quelque part au milieu d’un rêve. C’est que Jacqueline Dauriac semble faire preuve d’une application particulière à ne rien laisser de trop encombrant à l’art, ainsi qu’elle me le confiera lors de l’une de nos entrevues : « l’idéal serait qu’il n’y ait plus d’objet ».


Une première approche consisterait à décrire les dispositifs mis en œuvre : ici, des plaques de verre teintées qu’un rai de lumière traverse pour venir se répandre au mur en mille nuances bleutées ou rougeoyantes ; là, un caisson de forme simple (un rond, un trapèze) dont la lumière colorée vient éclabousser le corps d’une femme en noir, ou en rouge. Décrire ainsi les choses revient cependant à commencer par la fin, dévoiler le « truc » et s’empêcher d’y croire. Aussi convient-il de s’y prendre autrement, de tendre l’oreille au récit que l’artiste nous livre de ses rencontres et de ses fascinations. Reprendre l’histoire depuis le début pour retracer non pas l’itinéraire d’une femme, mais celui de son regard.


Il y a d’abord ce regard d’enfant, avide de détails et porté sur la peinture, que son père lui fait découvrir au Prado de Madrid ou aux Offices de Florence. Le souvenir d’une nature morte découverte dans le coin d’une salle, un grain de raisin peint, fascinant de réalité, si transparent qu’on croit pouvoir en goûter la pulpe. Ailleurs, les portraits de Jean Clouet, avec leurs fraises extravagantes et leurs sombres manteaux de velours, ou encore ceux de Manet, posant avec tendresse une lumière de crépuscule sur la joue des dames et des hommes du monde. Et puis l’étonnement devant un tableau de Delacroix : un fiacre violet avec une ombre jaune. Impossible, impensable.


Plus tard, il y aura pourtant ce regard ébloui des merveilles de Tanger et des couleurs du Maroc, où le soleil projette aux pieds des hommes des ombres bleu turquoise. Il lui fallut les voir pour y croire et embrasser la vocation de guérir la grisaille des ombres sourdes qui, ici, sont les nôtres. Depuis, Jacqueline Dauriac part en éclaireuse, redonnant des couleurs au chagrin et devançant notre quête du bonheur, recréant l’expérience de ces ombres colorées tel un démiurge bienveillant. Traversant les années, il y a enfin ce regard posé sur les femmes et le trouble ineffable de la beauté de leurs corps. C’est bien sûr le regard du peintre sur son modèle, presque obscène à scruter la beauté sous tous les angles, toutes les coutures : l’expérience privilégiée de la création dans l’atelier, lorsque la main se tend et que la courbe d’un sein se profile.

Jacqueline Dauriac se souvient alors de sa rencontre avec le travesti Marie-France, ce « rêve de femme » porté par la surenchère d’une féminité terrassante, dont naîtra un projet de portraits photographiques (Marylin-Marie-France, 1975). Par la suite apparaîtront les premières installations-performances (Cercle jaune pour femme en rouge, 1985 ; Trapèze bleu pour femme en noir, 1986) dont l’objectif n’est pas tant de mettre la femme en situation d’œuvre que de nous forcer à déplacer ce regard révérencieux que nous portons sur les objets vers les personnes de notre entourage. : « les gens savent regarder une peinture avec exigence et attention, j’aimerais qu’ils le fassent aussi dans le réel. » Et l’artiste de nous exhorter à « regarder une pomme comme on regarde un Cézanne.»


Car enfin, le dispositif ne doit pas être ici le sujet de notre attention. Sa radicalité et sa simplicité (une forme simple, des couleurs pures) servent avant tout à créer un environnement propice à notre adhésion, dégager une perspective affective dont les lignes de fuites convergent toutes vers la femme invitée à notre convoitise, présence libre et charismatique. Il ne s’agit pas pour le spectateur-regardeur d’activer quoi que ce soit. Le sujet de l’œuvre nous précède (qu’il s’agisse du lieu où s’inscrit l’œuvre ou du performeur qui en achève l’intégrité) et Jacqueline Dauriac ne travaille qu’à lui offrir le plus bel écrin qui soit, figeant le temps de sa contemplation à la manière d’un peintre ou d’un sculpteur.


Le regard qu’elle pose sur le monde et ses merveilles prend alors la forme d’une caresse, suivant le parti de s’écarter de la représentation pour se saisir du sujet à pleine main, à plein désir, et nous le présenter dans son plus simple appareil. La quête d’un plaisir sans remords (1), servie par une approche sensuelle qui trouve son point d’orgue dans les récents dessins sur calque que Jacqueline Dauriac réalise du bout des doigts, elle qui dans un rire me confiera au terme de nos échanges : « caresser la peinture, c’est quand même mieux que de faire de la peinture ! »



Thibault Bissirier, juin 2018



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[1] C’est ainsi que Socrate définit le bonheur : « Le bonheur c’est le plaisir sans remords ».


Vue de l'exposition personnelle de Jacqueline Dauriac

Galerie Isabelle Gounod. Photographie : Rebecca Fanuele, 2018

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