Galerie Isabelle Gounod, Paris
16 octobre - 17 novembre 2018
Je rêve un théâtre de chambre, Dont Breughel peindrait les volets, Shakespeare, les pâles palais, Et Watteau, les fonds couleurs d’ambre.
(Albert Giraud, extrait de « Théâtre » in Pierrot Lunaire, 1884)
Depuis déjà plusieurs années, l’intérêt que porte Katharina Ziemke à l’univers du théâtre paraît ne s’être jamais démenti. Qu’elle y puise un corpus de personnages et de motifs, ou qu’elle y trouve une occasion de déployer sa propre sensibilité sur scène par la création de décors (1), l’artiste semble en effet marquée par certaines de ses figures les plus emblématiques (2), ainsi que par la tradition de la pantomime, plus populaire et plus ancienne encore.
Pour sa première exposition personnelle à la Galerie Isabelle Gounod, la jeune artiste allemande s’empare des poèmes symbolistes d’Albert Giraud, rassemblés en 1884 dans son recueil Pierrot Lunaire et dont Arnold Schönberg s’inspira pour composer, en 1912, une œuvre musicale saisissante de modernité (3).
S’inscrivant dans cette généalogie à la fois littéraire et musicale, Katharina Ziemke y apporte une lecture plastique et visuelle du mythe de Pierrot, présentant un ensemble inédit de sculptures en bois peint et de grandes toiles réalisées à l’encre et au crayon de couleurs. Autant de nouveaux médiums et techniques qui lui permettent de rejouer les amours fragiles du poète lunaire de la commedia dell’arte et de composer un théâtre de chambre halluciné, dont les protagonistes immobiles paraissent flotter entre les rives du drame et de la farce : on y voit l’humble Colombine, nouée dans sa robe modeste ; Cassandre en sorcière qui toise, blâmant le nocturne acrobate ; affairée au soin de son linge, la Lavandière aux bras d’argent ; et la regardant, amoureux, un jeune Pierrot silencieux. Plus loin, au mur et surplombant la scène, un marionnettiste nous lance un regard farouche, surpris à tirer les ficelles d’une intrigue amoureuse dont il semble nous défier de croire qu’il est le maître. A moins que toute cette mascarade ne soit le fruit des rêves du dormeur qui, assoupi sur une barrière, vogue déjà loin sur l’onde bleutée du repos.
Tout autour, la mise en scène réalisée avec la complicité d’Émilie Cognard laisse sourdre une atmosphère feutrée de fin du jour, comme embaumée du parfum léger de la mélancolie et de celui, plus capiteux, d’une étrange inquiétude. C’est un philtre pour les yeux, distillant l’ivresse d’une expérience synesthésique où les sombres chatoiements des violets épousent la cruauté des rouges et côtoient la douceur des blonds et des pâles carnations.
Entre rêve et cauchemar, Katharina Ziemke soulève ainsi le lourd rideau de la réalité pour laisser entrevoir un monde étrange et hors du temps, nous invitant à y entrer pour sombrer, avec elle, dans le songe d’une nuit d’automne.
Thibault Bissirier, juillet 2018
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[1] Katharina Ziemke a en effet collaboré avec le metteur en scène Thomas Ostermeier et réalisé plusieurs décors originaux pour Un ennemi du peule d’Isben en 2012, La Mouette de Tchekov en 2013 et Professeur Bernhardi de Schnitzler en 2017.
[2] Hamlet notamment, dont elle réalisa une série de portraits à l’encre de Chine en 2013.
[3] Le Pierrot Lunaire d’Armold Schönberg est remarquable à plus d’un titre. Outre une instrumentalisation radicale qui annonce la rupture du compositeur avec la tradition romantique, cette pièce expérimente une forme nouvelle de déclamation : le Sprechgesang ou parlé-chanté.
Vue de l'exposition personnelle de Katharina Ziemke, "La lune, comme un sabre blanc"
Galerie Isabelle Gounod. Photographie : Rebecca Fanuele, 2018
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