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Thibault Bissirier

Martin Bruneau | La fable de Butadès

Galerie Isabelle Gounod, Paris

10 octobre - 23 novembre 2019



Je veux savoir ce que cela veut dire, « faire de la peinture » et « être peintre ».

La meilleure façon de le savoir, c’est d’aller dans la peinture,

de chercher mais pas dans les livres, dans les tableaux.


Propos de l'artiste (1)




Entrer dans l’atelier de Martin Bruneau, c’est se confronter à trente années de peinture. Et plus encore, à autant d’années d’investigation et de recherche sur ce que l’Histoire de la Peinture nous a légué. Travaillant essentiellement par séries et reprises des icônes de l’art européen (des Ménines de Vélasquez au Radeau de la Méduse de Géricault), l’œuvre de Martin Bruneau se caractérise par une liberté d’appropriation et une sincère humilité face à cet héritage.


Formé à Montréal, l’artiste en garde la spontanéité d’une touche abstraite et expressive, propre à l’histoire artistique nord-américaine ; une attention particulière portée au geste et à la couleur, abordés pour ce qu’ils sont, absolument libres de tout sujet ; un recours également à la série comme mode d’épuisement du sujet et du signe. Rapidement, pourtant, une société plus aristocratique et plus ancienne devait venir hanter ses toiles : ici les figures princières de Cranach (v. 1540), ailleurs les membres du Syndic de la guilde des Drapiers peints par Rembrandt en 1662. Autant d’images du passé considérées comme simples objets de peinture, à l’envi détournées, retournées, contournées, défigurées.


Au cœur de ses différentes séries, la figure humaine occupe une place centrale. Sans doute est-ce parce que sa représentation concentre l’essentiel des tensions que Martin Bruneau aime à faire s’entrechoquer. Le portrait induit en effet de nombreuses réflexions sur la notion d’identité. Identité au modèle, suivant l’injonction de ressemblance. Identité du sujet, dont la caractérisation s’accorde au singulier. Identité de la peinture elle-même enfin, qui sait se faire oublier pour simuler la vie et dont la naissance aurait précisément partie liée avec l’invention du portrait.


C’est là du moins que Pline l’Ancien en situe l’origine, qui nous rapporte dans son Histoire Naturelle comment le potier Butadès de Sycione en inventa le principe pour sa fille : amoureuse d’un jeune homme qui devait partir à l’étranger, cette dernière entoura d’une ligne l’ombre du visage de son bien aimé, projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne. Son père, Butadès, appliqua alors de l’argile sur l’esquisse pour en faire un relief qu’il mit à durcir avec le reste de ses poteries. Le sort en fut jeté et l’on ne devait plus cesser depuis de contourer et de modeler des ombres.


Traversant plus de dix années de production (de 1997 à 2010), cette nouvelle exposition personnelle propose ainsi d’aborder ce thème particulier du portrait, qui cristallise le rapport affectif que Martin Bruneau entretient avec la peinture, ainsi que le mode réflexif sur lequel il en aborde la pratique. On y retrouve l’effort de synthèse qui caractérise toute son œuvre. Une oscillation permanente entre le modèle (images du passé ou amis du peintre) et sa représentation. Portant le geste de peindre à son comble, Martin Bruneau y fait vaciller les catégories traditionnelles : ici fond et figure se muent l’un en l’autre, jusqu’à ce que le sujet cède la place à l’informe, ne s’imposant plus au regard que par sa seule « venue en présence » (2).


À la fonction mémorielle (reconnaître et se souvenir) s’adjoint alors le réflexe de l’imagination, lorsque la plus infime parcelle de réalité (une silhouette, un œil au travers de la trame) nous tient captif du désir de renouer avec le sujet perdu.


Prenant en compte le caractère informé de l’œil du spectateur, Martin Bruneau s’intéresse ainsi au lieu authentique de l’existence de ces images déjà existantes, lieu de leur survivance aussi, qui est celui de la mémoire. L’ombre qu’il trace au mur et qu’il emplit de son geste n’est autre que celle de la peinture et de son histoire, dont le portrait qu’il tire se révèle à l’envers, au creux de ce qu’il en reste.




Thibault Bissirier, juillet 2019




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[1] Extrait d'un entretien avec Yann Le Boulanger, directeur du Château de Kerjean, 2011

[2] Jean-Luc Nancy, Le regard du portrait, éditions Galilée, 2000


Vue de l'exposition personnelle de Martin Bruneau, "La fable de Butadès"

Galerie Isabelle Gounod. Photographie : Rebecca Fanuele, 2019

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